31 octobre 2006

Fragment VIII (suite 15)

Semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité


« De plus, puisqu’il y a une limite extrême, il est de tout côtés achevé, semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité, étant partout également étendu à partir du centre.
Car il est nécessaire qu’il ne soit ni plus grand que quoi que ce soit, ni de quelque façon que ce soit plus petit, ici plutôt que là.
Il n’y a pas en effet de non-être l’empêchant de parvenir à la similitude , ni non plus il n’y a d’être tel qu’il y aurait plus d’être ici, moins ailleurs, puisqu’il est, tout entier, à l’abri des atteintes.
Car étant de tout côté égal à lui-même, c’est semblablement, qu’il touche à ses limites.
En ce point, je termine mon discours digne de confiance qui s’adresse à toi, ainsi que ma pensée sur la vérité ». (vv. 42-51)

Pour clore son discours vrai sur l'être et avant d'un commencer un autre, trompeur, sur les apparences, la Déesse nous offre l'image d'une sphère parfaite pour représenter l'être. On peut lire le passage parallèlement aux vers 22-24 (voir le post Suite 10) puisqu'il s'agit à nouveau d'une démonstration des caractères positifs. Ce retour montre à sa manière l'importance de ceux-ci.

A nouveau la limite est associée à l'achèvement. Pour la pensée antique quelque chose d'inachevé est en manque d'une limite. Comme nous l'avions déjà relevé il ne faut pas confondre cette limite positive avec une limitation. L'être est illimité, sans commencement et sans fin. Après avoir imaginé la sphère parfaite il faut donc en faire éclater les limites. Il faut garder de l'image seulement ce qui nous « oriente vers » et non les propres limitations de celle-ci. Ainsi l'être n'a pas de centre ou de circonférence puisqu'il est sans parties. C'est en quelque sorte pour corriger la tendance à se saisir d'une image pour en faire autre chose qu'un signe que plus tard, en parlant de Dieu comme d'une sphère, on la dira avec un centre partout et une circonférence nulle part.

Revenons sur l'argument. C'est donc parce qu'il possède une limite qu'il est achevé, « semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité, étant partout également étendu à partir du centre. ». La sphère est l'image même de la perfection parmi toutes les figures géométriques puisque chaque point de son pourtour est à égale distance du centre, c'est pourquoi c'est elle qui est choisie et non une autre. Les vers suivant montre le caractère homogène de l'être dans un rapport avec la perfection sphérique. La densité de l'être est partout la même comme celle de la sphère parfaite qui ne le serait pas autrement (on doit en effet imaginer qu'une sphère de densité inégale ne sera pas parfaite, ce qui sera le cas en rotation puisqu'elle subira une déformation). Dans la démonstration précédente (vv. 22-24), c'était précisément en raison de cette parfaite similitude avec soi-même que l'être était simple ou indivisible. Le plus ou le moins dont il ne saurait être question ici est à nouveau un plus ou un moins d'être donc un mélange avec un non-être. Il est donc « tout entier, à l'abri des atteintes » c'est à dire d'une simplicité absolue (signes positifs) et sans changements (signes négatifs). « Car étant de tout côté égal à lui-même, c’est semblablement, qu’il touche à ses limites. » Comme pour ce que nous disions de la sphère, que sa densité parfaitement répartie la rend parfaite dans son pourtour, l'absence de non-être dans l'être le rend parfait non seulement en lui-même mais absolument. L'unité ou la simplicité de l'être équivaut à son unicité.

Avant de revenir sur la notion de décision (krisis) et de faire un parallèle avec le dzogchen au terme de cette analyse du fragment VIII (ou de sa partie consacrée à l'être), une première comparaison. Dans le dzogchen aussi nous avons l'image d'une sphère pour représenter l'état de Samanthabadra (le Bouddha primordial) ou dzogchen, on utilise en effet le terme de « Thigléchenpo ». « Thiglé » vaut ici pour une sphère lumineuse et « chenpo » pour indiquer sa totalité ou sa perfection.

L'état de dzogchen tout comme l'être parménidien est donc aussi comparer à une sphère parfaite en raison de sa simplicité.

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30 octobre 2006

Fragment VIII (suite 14)

Les liaisons sans danger entre l'être et la pensée (suite)


(Pour la citation commentée voir le post précédent.)
Le penser dont il s'agit est une sorte de voir ou de reconnaître, ce n'est pas l'acte d'une pensée discursive, en effet le verbe utilisé (noèin) comporte, déjà dans des occurrences homériques, des acceptions liées à la sensation précisément pour montrer cet aspect d'appréhension immédiate. Ce voir (ou cette intuition intellectuelle) explique pourquoi le non-être ne se laisse pas penser mais seulement la voie du non-être dans son rapport à celle de l'être (la première décision). Aucune connaissance (gignesthai) ne peut donc provenir de la seule voie du non-être ou du non-être lui-même.

Les signes (sèmata) de l'être sont de deux sortes : positifs et négatifs. Nous avions vu que nous pouvions réduire les premiers au caractère de l'un (simplicité et unicité) et les seconds au différents types de changement (dans le temps, l'espace ou la composition). Les noms des apparences sont en miroir par rapport aux signes de l'être. Les signes négatifs de l'être deviennent les noms positifs des apparences autrement dit les apparences changent sans cesse. Du fait de ce positionnement en miroir on peut se demander si les noms des apparences ne peuvent pas devenir les signes de l'être. Si oui à quelles conditions ?

Les signes positifs semblent avoir un statut différent des négatifs car ils proviennent directement de la double décision de la Déesse et permettent aussi de résoudre les démonstrations (notamment implicites) concernant les signes négatifs. Paradoxalement cette démonstration n'est pas simplement l'acte d'un raisonnement puisqu'elle fait constamment appel au voir. La double décision qui est le point central de toutes les démonstrations ne se comprend pas avec la seule pensée discursive. Le voir est donc à l'origine et à la fin de la démonstration, mais l'accompagne aussi tout du long. Les caractères positifs qui en découlent directement semblent faire l'interface entre le voir et la démonstration.
Un signe est là pour indiquer un chemin, en l'occurrence celui de l'être. Mais pour cela il faut d'abord le prendre pour ce qu'il est, un signe et un signe de l'être. C'est pourquoi il fait d'abord l'objet d'une démonstration pour qu'ensuite la pensée puisse prendre appui et se déployer vers l'être. Cet envol est une sorte d'assimilation, la pensée ou le voir s'assimile à son objet au fur et à mesure de son rapprochement. Et ce, jusqu'à lui devenir identique.
Rien n'empêche alors de cumuler les deux lectures syntaxiques possibles du fragment III :
1) « Etre et penser c’est la même chose »
2) « C’est en effet une seule et même chose que l’on pense et qui est »
La première lecture (la plus évidente) montre une identité sans concession entre être et penser. Le voir n'est plus que la clarté de l'être. La seconde lecture signifie seulement que l'être est l'objet de la pensée.
La citation présente (voir le post précédent) peut alors se comprendre selon ces deux lectures :
« C’est une même chose que penser, et la pensée : « est ».
Car tu ne trouveras pas le penser sans l’être, dans lequel est exprimé. »
L'acte de penser ou de voir se réduit à la seule pensée ou vue de l'être, car ce voir ne s'effectue pas en dehors de l'être.

C'est donc un non-sens de vouloir réduire l'être au penser ou le penser à l'être et de faire de Parménide le tenant d'un réalisme ou d'un idéalisme futur. Cette non dualité entre l'être et le penser montre seulement cette non dualité. La thèse parménidienne est cette non dualité ou la non-dualité (car il ne saurait en avoir plusieurs). Tout le montre et le démontre. Depuis l'anomalie grammaticale (qui refuse la dualité du discours), en passant par, et en revenant sans cesse à, la double décision (qui exclu une troisième puis une deuxième voie), et dans chacun des arguments (le montrant d'une simplicité et d'une unicité absolue). Autre paradoxe et non des moindres, l'être qui est le seul objet de la pensée ou du discours se révèle en lui-même aussi impensable et indicible que le non-être. Il ne se laisse penser ou voir que provisoirement sur la voie qui mène à lui. Au contraire, aucun chemin ne mène au non-être par défaut (et non plus par excès).

Entre l'être et le non-être, les apparences illusoires. Les noms des apparences ne sont pas des signes en ce sens qu'ils ne désignent pas autre chose. Ce sont quand même des noms puisqu'ils désignent quelque chose (alors que le nom du non-être n'en est pas un puisqu'il ne désigne rien). Ces noms se désignent donc eux-mêmes. Et c'est précisément cette auto-désignation qui constitue le monde illusoire des apparences. C'est donc une voie qui fait retour sur elle-même. La pensée (discursive) tourne en rond dans une ronde infernale. Mais en reconnaissant comme dans un miroir les signes de l'être, la pensée peut échapper à ce piège mortel et chaque nom peut devenir un signe. Une feuille morte qui tombe peut ainsi devenir le signe ou la manifestation de l'être.

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27 octobre 2006

Fragment VIII (suite 13)

Les liaisons sans danger entre l'être et la pensée


« C’est une même chose que penser, et la pensée : « est ».
Car tu ne trouveras pas le penser sans l’être, dans lequel est exprimé.
Rien d’autres en effet, n’est ni ne sera, outre ce qui est, puisque lui, le Destin l’a enchaîné de telle façon qu’il soit entier et qu’il soit sans mouvement.
Seront donc un nom, toutes les choses que les mortels, convaincues qu'elles étaient vraies, ont supposés, venir au jour, et disparaître, être et ne pas être, et aussi changer de place et varié d'éclatante couleur. » (vv.34-41)

L'acte de penser s'effectue au sein de l'être et ne peut se faire en dehors. Autrement dit il n'y a pas de pensée du non-être, c'est pourquoi l'acte de penser se réduit à la seule pensée possible, celle de « esti » (est).
« (...) voici en effet qui n’est pas dicible, qui n’est pas pensable non plus : « n’est pas ». » (v.8,9)

« Rien d’autres en effet, n’est ni ne sera, outre ce qui est », puisqu'il est tout entier et sans mouvement. Qu'il sera ne le projette pas dans le temps, c'est un euphémisme pour le dire impérissable. Tout comme le fait qu'il soit, le montre inengendré. Tout entier vaut aussi pour inaltérable, nous retrouvons donc les trois sortes de changement (dans le temps, l'espace et la composition). La première semble recevoir une nouvelle démonstration à partir des deux autres (inaltéré et inaltérable, il échappe à la naissance et à la mort). L'accent est mis sur sa limitation (ou son achèvement) puisque les trois changements en découlent - et plus seulement l'altération. A noter aussi une troisième occurrence d'un enchaînement qui cette fois est le fait du Destin. C'est toujours une métaphore de la double décision de la Déesse qui l'enchaîne à être et à exclure le non-être.
Par conséquent les apparences ne pourront pas faire l'objet d'une pensée ou d'un acte de penser. Car ce que les mortels supposent être (…) ne sera jamais qu'un mélange. Les apparences n'ont alors qu'une réalité nominale (car ce qui semble relever à la fois de l'être et du non-être est une illusion), non pas comme des noms qui désignent quelque chose. C'est seulement le résultat d'une saisie, ou d'une conceptualisation, des données sensorielles, qui constitue ainsi le monde des apparences. En les nommant avec des signes contraires à ceux dont elle vient de faire la démonstration, la Déesse met un terme à sa réfutation. (Nous les avions déjà mis en parallèle lors de la présentation du plan).

Que faire avec les signes de l'être et les noms des apparences ?

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26 octobre 2006

Fragment VIII (suite 12)

Limité et illimité


« Restant et le même et dans un même, il demeure par lui-même et reste ainsi fermement au même endroit.
Car une puissante Nécessité le retient dans les liens d’une limite qui l’enferme de toute parts, aussi est-ce règle établie que ce qui est ne soit pas dépourvu d’achèvement.
En effet il est sans manque; s’il était sujet au manque, il manquerait de tout. » (vv.29-33)

Ces vers ne concernent plus le mouvement mais l’altération. La démonstration est donc toujours celle du « sans frémissement » non plus dans une absence de changement d’emplacement mais de composition. Le lieu ou l’endroit dont il est question c’est encore l’être puisque nous avons vu (dans le post précédent) qu’il est inspatial comme intemporel. Le « ici » que nous avions posé parallèlement au « maintenant » n’est qu’une manière de l’appréhender, il n’est pas corrélatif à un « ailleurs » dans une étendue, pas plus que ne l’est le « maintenant » à un moment passé ou futur.

Il est donc par lui-même et en lui-même en restant le même.
La Déesse en donne comme raison « une puissante nécessité qui le retient dans les liens d’une limite qui l’enferme de toute part ». On en revient donc à la double décision que nous avions déjà rencontrée dans le vers précédent. Car les « bornes » là-bas ou « limites » ici sont les mêmes.
En effet la décision est toujours présentée comme nécessaire, par exemple :
« Or, il a été décidé, ainsi que nécessité il y a, ... » (v. 16).

Encore une fois les caractères d’unicité et d’unité (qui découlent directement de la double décision) vont permettre d’expliquer l’argument.
La simplicité de sa composition empêche absolument tout germe de corruption (ou de non-être) en lui. Aucun non être non plus pour l’infecter de l’extérieur puisqu’il est absolument seul. Toute possibilité d’altération est donc écartée, il reste le même en lui-même et par lui-même.

Contrairement aux cinq genres platoniciens, le même et l’autre sont ici synonymes d’être et de non être et non pas deux formes indépendantes. L’altérité parménidienne est le contraire de l’être. Les autres possibilités sont donc écartées facilement : l’être dans un non-être, le non-être dans l’être, le non-être dans le non-être. « Dans » vaut pour le commencement ou la fin de l’altération, on peut aussi le remplacer par « vers » pour signifier l’altération : l’être vers un non-être, le non-être vers l’être, le non-être dans le non-être. Le raisonnement n’est pas modifié, l’être excluant le non-être celui-ci ne peut faire l’objet d’un commencement, d’une fin ou d’un changement.

Que l’être soit en lui-même ne signifie pas qu’il se dédouble entre en contenant et un contenu, ce n’est qu’une manière de réfuter les autres cas. Le fait qu’il soit par lui-même ne doit pas non plus nous faire penser pouvoir distinguer une causalité qui lui serait propre. Aucun discours à son sujet ne le concerne ce n’est qu’une manière pour nous de l’appréhender. En l’occurrence pour dire qu’il ne peut subir aucune altération venant de lui-même (puisqu’il est en lui-même) ou d’un autre (étant par lui-même).

Le fait qu’il soit « dans les bornes de liens énormes » ou « dans les liens d’une limite qui l’enferme de toute part » signifie, selon les propos de la Déesse, qu’il n’est pas sans achèvement. Cette sorte de limitation n’est donc pas contradictoire avec son illimitation, ou le fait qu’il soit « sans terme » ou sans commencement et sans fin.
« En effet, il est sans manque, s’il était sujet au manque il manquerait de tout. » Car le moindre manque serait pour lui un mélange avec un non-être or la première décision exclu ce mélange. Ce caractère sans manque ou tout entier montre par là son incorruptible perfection.
On en revient donc toujours au même point. Celui de la double décision de la Déesse dans laquelle surgissent et se résorbent les arguments.

Son illimitation est le signe d'une absence de changement dans le temps (naissance et mort) et dans l’espace (mouvement). Sa limitation signale son absence de changement dans sa composition (altération).

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25 octobre 2006

Fragment VIII (suite 11)

Sans frémissement et sans terme


« De plus, sans mouvement, dans les bornes de liens énormes, il est sans commencement, sans fin, puisque genèse et destruction tout au loin ont été repoussées et que la conviction vraie les a écartées. » (vv.26-28)

Après inengendré et impérissable, unique et entier en sa membrure, la Déesse annonce au cinquième vers : « sans frémissement et sans terme ». Un peu plus loin les mortels supposent des choses susceptibles de « changer de place et varier d’éclatante couleur » (v.41). Nous l’avions déjà noté « sans frémissement » peut donc valoir non seulement pour sans mouvement mais aussi sans altération, autrement dit sans changement dans un lieu et une composition. C’est ce que nous allons vérifier dans ces prochains vers et dans les suivants (vv.29-33).

« Sans commencement, sans fin » est associé à la fois à l’absence de mouvement et à l’absence d’une genèse et d’une destruction. Autrement dit l’être est sans limite à la fois dans le temps et l’espace. Cela ne veut pas dire que sa durée est infinie, ou qu’il est éternel, ni que son étendue est illimitée. Nous avions en effet constaté que son « maintenant » concernait une intemporalité devant laquelle se résorbe la dimension temporelle. Il en va sans doute de même pour la dimension spatiale. Par parallélisme à (a) on pourrait poser (b) un « ici » non spatial ou « inspatial » (pour créer un néologisme calqué sur intemporel).
a) Il est « maintenant » donc pas dans une durée.
b) Il est « ici » donc pas dans une étendue.
c) Il est « ici » et « maintenant » donc pas dans un mouvement.
L’être n’est donc pas dans un espace-temps mais d’une certaine manière celui-ci est en lui. La porte pour les mortels est dans un «ici » et « maintenant » puisque pour eux le passé et le futur n’existent pas ni ce qui est ailleurs. Il y a seulement la pensée qui les pense dans un « ici » et « maintenant » (par la mémoire, l'imagination ou les sens). Et la pensée n'est pas en dehors de l'être.

L’argument devient alors compréhensible : l’absence de naissance et de mort révèle une absence de limite dans la dimension spatio-temporelle (un ici et maintenant, intemporel et inspatial) et donc une absence de limite dans l’absence de mouvement.

Cette absence de limite dans l’absence de mouvement ne signifie pas qu’il soit condamné à l’immobilité. Au contraire son intemporalité le libère de la durée et son inspatialité (autre néologisme) de l’espace, il n’a pas besoin d’un mouvement ou d’un changement de quelque nature que ce soit pour être.

Quelles sont ces « bornes de liens énormes » dans lesquelles il se trouve ? Probablement une métaphore de la double décision : « esti » (est) ou « ouk esti » (n’est pas), puis « esti ». Etant simple et unique il ne reste pas de place pour un mouvement aussi infime soit-il. Ce que la Déesse enchaîne ainsi ce n'est donc pas lui mais la conception que l'on doit s'en faire (avant de faire taire tout concept).

Toutes les paroles prononcées ne peuvent concerner que notre semblant de relation à l’être et non l’être lui-même qui est sans relation.

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24 octobre 2006

Fragment VIII (suite 10)

D'une simplicité confondante


« Il n’est pas non plus divisible, puisque, tout entier, il est semblable <à lui-même>.
Il n’y a pas à un endroit quelque chose de plus, qui l’empêcherait de se tenir uni, ni <à un endroit> quelque chose de moins, au contraire, tout entier il est plein d’être.
Ainsi tout entier est-il continu, car l’être se juxtapose à l’être. » (vv. 22-24)

Au quatrième vers, après « inengendré et impérissables », il est fait mention des signes « unique et entier ». Ce sont donc les caractères qui font l’objet de la démonstration présente. On peut les rapprocher des vers qui suivent immédiatement « tout entier ensemble, un, continu ».

L’être est non seulement homogène mais l’est tellement qu’il en est indivisible. Il n’est pas susceptible de plus ou de moins autrement dit aucune trace de mélange avec un non-être permettant de le fissurer. Comment pourrait-on imaginer un plus d’être sinon par rapport à un moins et vice-versa. Admettre un plus à un endroit serait donc le mélanger avec un non-être ailleurs. Tout ajout est un retranchement. Il ne peut non plus avoir un moins à quelque part sans que ce moins proviennent aussi d’un mélange du même type. L’être ne supporte donc aucune relation, il est absolu au sens strict du terme. Ce n’est donc pas un assemblage de parties aussi parfaites soit-elles car il faudrait un non-être ici où là pour les distinguer. Aucune discontinuité mais une continuité sans faille.
Autrement dit l’être est d’une simplicité confondante.

Pourquoi la Déesse annonce-t-elle « unique et entier » et non « simple et entier » ? Peut-être pour ne pas qu’on l’imagine comme une figure possédant une délimitation entre dedans et dehors. Son unité, ou sa simplicité (son absence de partie), et son unicité, ou sa solitude, c’est strictement la même chose.
Les caractères accolés au « maintenant » concernent aussi à l’évidence cette démonstration : « tout entier ensemble, un, continu ».

Tout cela découle directement de la double décision de la Déesse posant « esti » (« est ») et « ouk esti » (« n'est pas ») puis retirant « ouk esti ». « Esti » reste seul. Tellement qu’il en devient indicible comme le suggère l’anomalie grammaticale.

Il est aussi à noter que parmi les signes ce sont les seuls qui sont dans une formulation positive, à l’inverse des signes secondaires comme inengendré et impérissable, sans frémissement et sans terme. Ceux qui ont permis précédemment de réfuter la naissance et la mort liées aussi bien à une apparition ou une disparition (par le caractère unique du « esti ») qu’à un accroissement et une diminution (par le caractère simple ou entier) sont donc essentiels dans le Poème. (On va sans doute aussi les retrouver dans la suite).

Parménide aurait presque pu nommer son hypothèse l’un, c’est ce que Platon lui fera faire. On voit aussi par là que le « esti » s’identifie bien à la première hypothèse du Parménide de Platon et non à la seconde (qui concerne une totalité comportant des parties). Seules les dénominations changent et encore. Puisque en conclusion Platon rejette son nom comme la Déesse refuse de le nommer en le posant comme une anomalie grammaticale, « esti ».
« Donc à lui n’appartient aucun nom… » (Platon, Parménide 142a)

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P.S.
Comme l’être, l’unité et l’unicité sont des caractères universels on les retrouve donc dans le dzogchen (nous reviendrons sur une comparaison en fin d’analyse) mais aussi ailleurs. Par exemple dans le Coran :

« Dis : Lui, Dieu est Un !
Dieu !
L’Impénétrable !
Il n’engendre pas,
Il n’est pas engendré,
Nul n’est égal à Lui. »
(Sourate antépénultième : Le Culte Pur)

23 octobre 2006

Fragment VIII (suite 9)

Le raisonnement persuasif de la Déesse.


Avant de poursuivre le déchiffrement des vers, nous pouvons refermer l’argument de l’intemporalité. Car il s’agit bien de l’intemporalité (du « maintenant ») et non seulement des caractères inengendré et impérissable. L’être est inengendré et impérissable (v.3) parce qu’il est intemporel (v.6).

On peut en distinguer trois parties. (i) La proposition initiale : « Il n’était pas à un moment, ni ne sera <à un moment>, puisqu’il est maintenant tout entier ensemble, un continu. » (ii) Une première réfutation de la naissance fondée sur l’impossibilité d’une origine et (iii) une seconde basée sur les conséquences qui en résulteraient. Pour revenir au début il suffit de poser une équivalence entre « être à un moment donné » et « provenir d’une naissance » (ce que nous autorise les lectures précédentes). Et puisque l’être qui s’inscrit dans une durée s’inscrit entre les moments de la naissance et de la mort, l’équivalence concernera aussi la disparition.

(i) Il est maintenant, tout entier ensemble, un, continu, donc il ne sera pas à un moment donné (passé ou futur).
« Etre à un moment donné » est équivalent à « provenir d’une naissance » (ou « être voué à une disparition »). Idem pour les négations.
(ii) Une naissance est impossible (car elle ne peut provenir ni du non-être ni de l’être).
(iii) Si on pose une naissance il en résulte des conséquences impossibles (l’être n’est pas).
(i) a - > non b
non b = non c
(ii) non c
(iii) c -> non d
non d, non c
(iv) a (car a = b)

Nous avions déjà nommé ce genre d’argument un « argument persuasif » au sens où il ne saurait faire l’objet d’une réfutation (par la contraposition du conditionnel, b, non a). En effet la position de « b », par son équivalence à « c », est démontrée impossible à la fois par (ii) et par (iii). L’antécédent initial s’en trouve alors renforcé et non seulement l’intemporalité (« le maintenant ») mais aussi les caractères « tout entier ensemble, un, continu ».
Si on va jusqu'à poser à nouveau « a » pour refermer l’argument (iv) cela aura pour effet de changer l’implication initiale en une équivalence. Au terme du raisonnement on découvre alors que le « maintenant » est équivalent au fait qu’il ne soit pas tributaire du temps. Si on trouve quelque chose de cette sorte cela nous permet alors de remonter au « maintenant » par une implication inverse à (i).

Ces caractères accolés au « maintenant » ou des caractères semblables feront précisément l’objet de la prochaine démonstration

N.B.
D’autres analyses sont possibles. Par exemple de penser que la seconde réfutation de la naissance fait partie de la première, et donc de la seule, en répondant à la question « Vers où ? ». La seconde partie concernera alors la naissance comme développement et la première comme apparition. (La première rejettera le non-être à l’origine de l’être et la seconde le non-être du mélange que font les mortels).

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21 octobre 2006

Fragment VIII (suite 8)

Avant le voyage et pendant le voyage



Après ce détour on peut revenir à la formulation initiale :
« Comment pourrait-il être par la suite, lui qui est ? Et comment serait-il venu à l’être ?
Car s’il est venu à l’être, il n’est pas, non plus, s’il doit être un jour. Ainsi est éteinte la genèse, éteinte aussi la destruction, disparue sans qu’on en parle. » (vv.20,21)

L’argument présent repose donc sur une définition de l’être qui exclut le non-être (voir le post précédent). On peut le comprendre sans avoir besoin de corriger son asymétrie. La naissance n’est pas une naissance dans un passé indépendant ni le fait d’être dans un futur indépendant. Seulement la naissance précède le fait d’être ou le fait d’être est ultérieur à la naissance parce qu’il en résulte. Tout simplement. Les deux membres de la proposition ne sont pas nécessairement redondants, outre le fait qu’ils permettent de faire une relation entre le changement et le résultat du changement, on peut les comprendre différemment.
Précisons l’argument :
« Car s’il est venu à l’être il n’est pas <pendant qu’il vient à l’être> non plus s’il doit être un jour <avant qu’il ne vienne à l’être>. »
Nous l’avions déjà mentionné la naissance c’est à la fois une apparition et un développement or ni l’un ni l’autre ne sont possible car le premier se fait à partir du non être et le second à partir d’un moindre être vers un plus d’être. Or qui dit plus et moins dit mélange entre l’être et le non être (donc non être).
L’argument décrit alors précisément ce que fantasment les mortels à partir des apparences (un mélange entre être et non être).

Non seulement la genèse est éteinte mais aussi la destruction « disparue sans qu’on en parle » car en refusant d’être subsumé sous la définition des mortels l'être parménidien échappe à l’une comme à l’autre. Au même titre que la naissance, la mort est un fantasme des mortels qui pensent l’être dans une durée comprise entre les deux (l’être n’est pas avant la naissance et non plus après la mort).
Nous pouvons alors compléter l’argument (trop évident pour avoir été donné) :
« Car s’il est mort, il n’est pas <pendant qu’il meurt>, non plus, s’il doit ne plus être un jour <après la mort>. »

N.B.
On peut aussi comprendre l’argument :
« Car s’il est venu à l’être il n’est pas <au sens absolu> non plus s’il doit être un jour <pour être>. »
Et le compléter ainsi :
« Car s’il est mort, il n’est pas <au sens absolu>, non plus, s’il doit ne plus être un jour <après la mort>. »


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19 octobre 2006

Fragment VIII (suite 7)

Ou comment jouer sans cordes


« Comment pourrait-il être par la suite, lui qui est ? Et comment serait-il venu à l’être ?
Car s’il est venu à l’être, il n’est pas, non plus, s’il doit être un jour. Ainsi est éteinte la genèse, éteinte aussi la destruction, disparue sans qu’on en parle. » (vv.20-21)

La formulation est déroutante à plus d’un titre.
La première question porte sur le fait d’être (et non la naissance) dans le futur et la seconde sur la naissance (et non le fait d’être) dans le passé. Idem pour les réponses dont l’ordre est inversé (la première réponse concerne la seconde question et la seconde la première). La réponse n’est pas une simple assertion mais une implication (dans les formes avec la présence du « si »). En outre le raisonnement se révèle parfaitement circulaire car la question contient l’élément essentiel à la réponse traduit ici par « lui qui est » (eon).

Ce sera plus facile de le voir avec un exemple concret :
Q) Comment est-il possible de jouer de la guitare, sans cordes ?
R) Car si on joue de la guitare, il y a des cordes
(i) a -> b
Ce que l’on veut démontrer c’est l’impossibilité de jouer de la guitare. Le point essentiel est donc l’absence de cordes et celui-ci ne se trouve pas dans la réponse mais dans la question. La réponse reste donc incomplète sans revenir à la question, c’est seulement ensuite que l’on peut faire la contraposition du conditionnel.
(ii) non b, non a
La formulation tourne donc autour de l’absence de cordes. Et la question contient une implication implicite :
I) Si une guitare est sans cordes alors elle ne peut être jouée
non a -> non b
non a, non b
La réponse n’est plus alors que la contraposition du conditionnel de l'implication implicite contenue dans la question (c’est comme si la Déesse vérifiait la table de vérité de l’implication ou la définissait une toute première fois dans l'histoire de la philosophie).

Par ce détour la continuité du Poème est plus évidente l’absence de naissance découle de la nature du « esti » réaffirmée dans le vers précédent. La double implication implicite dans la question est la suivante (en respectant l’ordre des réponses) :
A) S’il est, (i) il n’a pas pu venir à l’être et (ii) ne peut être par la suite
Ou en se calquant sur la réponse :
B) S’il est, (i) il n’est pas venu à l’être et (ii) il ne doit pas être un jour
Les modalités ne sont pas importantes pour la compréhension de l’argument. Ce qui résulte de la position exclusive du « esti » (mais aussi des arguments précédents) c’est qu’il ne provient pas d’une naissance et qu’il n’est pas à un moment ultérieur. Pourquoi cette dissymétrie ?
On aurait pu s’attendre à :
(ii) il ne peut venir par la suite (ou il ne doit pas venir un jour)
Ou bien :
(i) il n’a pas pu être auparavant (ou il n’a pas été)

Si on s’en tient à la naissance cela voudra dire que l’être ne provient pas d’une naissance passée et ne fera pas l’objet d’une naissance futur. (Sous entendu que ce qui n’est pas né ne peut pas mourir). Si on s’en tient au fait d’être dans le passé ou le futur on retrouve le conséquent de l’implication initiale (vv.6, 7), c’est parce qu’il se conjugue au présent (intemporel) que l'être ne se conjugue ni au passé ni au futur. Les deux lectures ont l’avantage d’être cohérentes avec le discours de la Déesse et le désavantage de ne rien apporter de nouveau. Selon la première on ne fait que répéter les vers précédents sur l’impossibilité d’une naissance et selon la seconde on retombe sur l’implication initiale. Comment alors tenir compte de la dissymétrie ?

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18 octobre 2006

Fragment VIII (suite 6)

« Esti » le retour


« La décision à cet égard repose sur ceci : « est » ou « n’est pas ».
Or, il a été décidé, ainsi que nécessité il y a, de laisser l’une sans la penser et sans la nommer, car ce n’est pas une voie véritable, en sorte que c’est l’autre qui est et qui est vraie. » (vv.16-19)

Le début du passage montre que l’argumentation de la Déesse n’est pas seulement linéaire, comme elle-même l’annonçait dans le fragment V :
« Où que je commence, cela m’est indifférent car je retournerai à ce point à nouveau ».
Toute la réfutation de la Déesse semble émaner et se résorber dans cette double décision déjà énoncée dans les fragment II et IV.
Pour l’immédiat contentons-nous de constater que le simple fait de poser le « esti » revient à éliminer toute possibilité de naissance et de mort, puisque son opposition au « ouk esti » se révèle provisoire (dans la seconde décision mais aussi dans l’argumentation). La seule présence du « esti » coupe court à toute rumeur de changement à son sujet. Notons aussi que nous avons là une seconde occurence de l'anomalie grammaticale.
Mais puisque ce point est le point de retour nous y reviendrons, probablement en fin d’analyse en nous penchant notamment sur la signification de la « krisis » (séparation) et en nous aidant d'une comparaison avec le dzogchen pour mieux le comprendre.

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17 octobre 2006

Fragment VIII (suite 5)

A la chasse aux raisonnements implicites de la Déesse.


« La force de la conviction n’admettra pas non plus qu’à aucun moment, de l’être, viennent au jour quelque chose à côté de lui.
C’est pourquoi la Justice, n’ayant point relâché de ses chaînes, n’a concédé, ni de parvenir au jour ni de disparaître, mais elle maintient. » (v.12-15)

Après avoir réfuté la possibilité d’une origine à partir du non-être (voir le post précédent) la Déesse exclu une origine à partir de l’être sans prendre le soin d’en dire plus. Sans doute parce que le raisonnement est évident. Si un premier être provient d’un second il faut aussi que ce dernier rende raison de sa provenance et puisque ce n’est pas d’un non-être ce sera d’un troisième. Autrement dit nous avons un second régressus à l’infini, l’être « a » provient d’un être « b » qui provient d’un être « c » qui provient d’un être « d » et ainsi de suite. Il est donc impossible pour l’être de venir d’un autre être.

On s’attend alors à ce que la Déesse réponde à la seconde question posée « vers où ? » après avoir répondu à la première « à partir d’où ? ». Pourquoi ne le fait-elle pas ? Parce qu'une chose ne peut se développer que si elle est apparue. Pour prouver la possibilité d'une naissance il faut démontrer à la fois celle d'une apparition et d'un accroissement mais pour prouver le contraire il suffit de réfuter l'une ou l'autre possibilité. Cependant la Déesse conclut non seulement à l'impossibilité de parvenir au jour mais aussi à celle de disparaître en nous laissant encore une fois le soin d’aller chercher sa pensée.

Cherchons néanmoins la réponse au « vers où ? » de la naissance car l’argument sera le même pour réfuter la mort. En effet une seule question subsiste pour la mort car on sait que l’être meurt à partir de lui-même : « vers où ? ». A l’inverse de la naissance le mouvement va vers une diminution pour ensuite disparaître. Si nous trouvons un caractère qui refuse augmentation et diminution nous aurons trouvé la réfutation implicite de la Déesse.

Ce caractère est énoncé au vers précédent : « Aussi faut-il, ou bien qu’il soit entièrement, ou bien qu’il ne soit pas du tout ». (v.11)
L’être n’est donc pas susceptible d’un accroissement puisqu’il est entièrement. On peut néanmoins se demander pourquoi il ne pourrait pas faire l’objet d’une diminution. Parce que le caractère entier ne provient pas d’une composition (aucune origine pour avoir pu se développer) mais d’une simplicité. Or ce qui est simple ne peut faire l’objet ni d’un accroissement ni d’une diminution mais seulement d’une apparition ou d’une disparition subite. L’être ne peut donc mourir de mort naturelle (suite à une diminution) mais le peut-il subitement ? Non plus car entier il est entièrement seul comme le montrait aussi la réfutation d’une origine à partir de l’être. Il n’y a pas un autre être en dehors de lui pour venir l’éliminer.

C’est donc le caractère d’unité (dans son double aspect de simplicité et d’unicité) qui est la clé du raisonnement implicite de la Déesse. Le même qui était déjà accolé au « maintenant ».

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16 octobre 2006

Fragment VIII (suite 4)

Réfutation du non-être comme origine


« Quelle origine en effet chercheras-tu pour lui ? Vers où, à partir d’où se serait-il accru ?
Je ne permettrai pas que tu dises qu<’il vient> du non-être, ni que tu le penses ; voici en effet qui n’est pas dicible, qui n’est pas pensable non plus : « n’est pas ».
Quel besoin, d’ailleurs, l’eut poussé, après avoir pris son départ du néant, à naître plus tard, plutôt qu’<à naître> auparavant ?
Aussi faut-il, ou bien qu’il soit entièrement, ou bien qu’il ne soit pas du tout. » (v.6-10)

Pour comprendre l’argument il faut peut-être préciser ce qu’on entend par naissance et corrélativement par mort. C’est à la fois l’apparition de quelque chose et son développement subséquent vers une plénitude. C’est pourquoi la Déesse pose deux questions : « vers où ? » et « à partir d’où ? ».
A partir d’où :
Si l’être a une origine alors c’est à partir du non être ou bien de l’être, non pas de lui-même mais d’un autre être. L’alternative est toujours celle du fragment II, il n’y a pas de troisième terme entre l’être et le non-être ni de mélange possible. La Déesse envisage d’abord le non-être et en donne deux réfutations.
La première repose sur le caractère indicible et impensable du non-être, si on ne peut le penser et le dire on ne peut penser ou dire quoi que ce soit à son sujet, non plus qu’il soit à l’origine de l’être. Si le non-être avait une quelconque existence l’argument serait fallacieux mais ce n’est pas le cas. Le non-être n’a pas l’ombre d’une fumée d’une existence (ni une existence réelle ni un semblant d’existence), c’est pour cela qu’on ne peut rien en dire pas même qu’on ne peut rien en dire. Son nom est vide de sens ainsi que la proposition dans laquelle il s'insère car il ne désigne rien. (Platon montrera que le fait de le dire ou de dire « il » à son sujet c'est déjà lui attribuer un nombre donc une forme d'existence qu'il n'a pas).
La seconde réfutation porte sur une nécessité liée à la naissance. En effet une chose vient au monde à un moment donné et ce moment est déterminé par une ou un ensemble de cause. Si l’être vient du non-être il ne pourra pas avoir cette détermination. Donc pourquoi viendrait-il à tel moment plutôt qu’à un autre ? La présentation suggère un régressus à l’infini, si l’être vient à un moment « a » il peut tout aussi bien venir à un moment « b » antérieur au moment « a » , et pourquoi pas à un moment « c » antérieur au moment « b », et ainsi de suite. Impossible donc de trouver une origine temporelle à la naissance à partir du non-être.
Pourquoi la Déesse en conclut-elle qu’il faut ou bien qu’il soit entièrement ou bien pas du tout ? Car s’il est entièrement (au sens absolu) il échappe à l'aporie d'une naissance et aussi s’il n’est pas du tout.

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14 octobre 2006

Fragment VIII (suite 3)

L’argument de l’intemporalité


« Il n’était pas à un moment, ni ne sera <à un moment>, puisqu’il est maintenant tout entier ensemble, un continu. » (5,6)

Le « maintenant » dont il est question n’est pas un moment temporel sinon l’argument ne vaut rien, en effet une chose qui existe à un moment donné peut avoir existé avant et pourra encore existé après. Il ne s’agit donc pas non plus d’éternité (une durée sans commencement et sans fin) sinon la Déesse dirait l’inverse de ce qu’elle dit, « il était à un moment et sera… » et non pas « il n’était pas à un moment, ni ne sera… ».
Le « maintenant » est donc intemporel mais ce n’est pas pour autant quelque chose d’abstrait, comme on pourrait le penser (à tort ou à raison) à propos de l’existence des nombres, c’est pourquoi elle ne dit pas seulement « il est » mais « il est maintenant ». Ce caractère intemporel a donc une relation avec la temporalité de notre point de vue, on ne peut l’approcher par le passé (ou la mémoire) ou le futur (ou l’imagination) mais seulement dans le moment présent. Car pour nous les choses passées n’existe plus et pas encore les choses futures (n’existe que les objets de la mémoire et de l’imagination), tout se réduit au présent. Mais qu’est ce que l’instant présent ? Qu’elle est sa durée ?

Le « esti » est « maintenant » non pas parce qu’il se réduit au moment présent mais parce que le moment présent se réduit au « esti ». (C’est donc par là que nous devons le découvrir - et non dans un passé ou un futur). Le « esti » est absolu ou sans relation avec quoi que ce soit « puisqu’il est maintenant tout entier ensemble, un continu ». Il n’est donc pas fragmenté ou dispersé, multiple ou discontinu. Autrement dit les adjectifs signifient qu’il est à la fois un et unique au sens de la simplicité de sa composition (il n’est fait que d’être) et de sa solitude (il n’y a pas un autre être en dehors de lui). Il n’y a donc aucune place ni en dehors de lui ni en lui pour quoique ce soit puisque le non être est un mot qui ne désigne rien. Pas non plus de changements possibles d’aucune sorte ni pour devenir ni pour disparaître.

Ce qui est à un moment donné ne l’était pas à un moment antérieur à sa naissance et ne le sera plus à un autre ultérieur à sa mort. C’est pourquoi si le « esti » a été à un moment donné ou sera il n’est pas au sens absolu du terme (absolu signifie sans relation).
Le raisonnement (simplifié) sera donc le suivant :
Il est maintenant, un (simple), unique donc il n'est pas à un moment donné
Qu’il soit à un moment donné est impossible
Donc il est maintenant, un (simple), unique

Ou plus précisément :
a -> b
b -> non e
e, non b
a (car la relation change : a = b)

Nous voyons déjà que les caractères d’unité (ou de simplicité) et d’unicité sont au centre de l’argumentation. (Ce seront aussi les caractères qui détermineront la nature de la première hypothèse du Parménide de Platon).

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13 octobre 2006

Fragment VIII (suite 2)

L’annonce du plan


La Déesse annonce d’abord le plan de son discours (i) :
« Sur cette voie se trouvent des signes fort nombreux, montrant que, étant inengendré il est aussi impérissable, - unique et entier en sa membrure, sans frémissement et sans terme. » (2-4)

Le « esti » refuse alors ce que les mortels attribuent aux apparences (ii) :
« Seront donc un nom, toutes les choses que les mortels, convaincues qu'elles étaient vraies, ont supposés, venir au jour, et disparaître, être et ne pas être, et aussi changer de place et varier d'éclatante couleur. » (38-41)

Les caractères sont en couples :
1) (i) Inengendré et impérissable / (ii) venir au jour et disparaître
2) (i) Unique et entier en sa membrure
3) (ii) Etre et ne pas être
4) (i) Sans frémissement et sans terme / (ii) Changer de place et varier d’éclatante couleur

Le premier couple concerne le changement dans le temps et les vers 5 à 21, le second l’unicité (le fait d’être unique) et l’unité (ou la simplicité), les vers 22 à 25 (mais parcours aussi tout le discours) et le quatrième le changement dans l’espace (le mouvement) et dans la composition (altération) fera l'objet des derniers vers, de 25 à 51.

Le troisième concerne spécifiquement les mortels qui mélangent de l’être et le non-être de toutes les manières : « pour qui « être » et « ne pas être » sont estimés le même et non le même » (fr. VI)
Par rapport à la naissance et à la mort (1), un même objet pourra être considéré comme étant (après la naissance et avant la mort) et comme n’étant pas (avant la naissance et après la mort), ce faisant les mortels distinguent aussi le fait d’être (après la naissance et avant la mort) et de ne pas être (avant la naissance et après la mort). Idem pour les autres changements (4), mouvement ou altérité.
Les mortels distinguent l’être et le non-être, mais sans les modalités d’exclusion de la Déesse, dans le fait d’être (ou d’être ici ou là ou ceci ou cela) et de ne pas être (ou de ne pas être ici ou là ou ceci ou cela) avant un changement et après, tout en attribuant les deux à un même sujet. Parce qu’ils ignorent la nature de l’être qui apparaît à leur sens comme multiple et composé - et non unique et simple (2). Pour eux les apparences (les non-étant) sont : « des non-étant sont » (fr. VII).

Le plan de la présentation du « esti » est donc le suivant :
1) Sans changement dans le temps (5-21)
2) Unique et un (22-25 / 1-51)
3) Sans changement dans l’espace (mouvement) et dans sa composition (altération) (25-51)

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Fragment VIII (suite 1)

La méthode


Après avoir fait mention de deux voies (dans le fragment II) s’excluant mutuellement, rejeté l’une en raison de son impossibilité (fragment VI), ainsi que le mélange illusoire des deux (fragment VI, VII), la Déesse énonce la conclusion : « Il ne reste plus qu’une seule parole celle de la voie <énonçant> : est » (1-2).

Non pas pour mettre un terme à son discours mais pour en recommencer un autre ou pour préciser la nature de ce « esti ». La suite ressemble à un raisonnement hypothétique à la manière platonicienne. Si on pose « esti » qu’en résulte-t-il ? La Déesse ne nomme pas le café (parfois le « si » manque) mais l’odeur et la boisson est bien du café (un déroulement de conséquences à partir d’une hypothèse). Platon développera ce procédé dialectique, en donnera les règles et une exemplification, précisément dans le dialogue intitulé Parménide.
C’est donc à la fois une présentation du « esti » (au sens d’une introduction dzogchen) et une nouvelle démonstration du « esti » ou ce qui revient au même une réfutation de son contraire. Car préciser la nature du « esti » c’est le montrer tel qu’il est sans le moindre espace pour le « ouk esti ».
Comme dans le fragment VII, le « esti » est à retenir parce qu’il est possible et que son contraire est impossible. Dire que le « esti » est possible c’est en développer des conséquences non contradictoires mais dire que son contraire ne l’est pas c’est chercher ce dernier pour ne pas le découvrir.
L’hypothèse (et ce qui en résulte) sera alors validée à la fois par les possibilités de son développement et par l’impossibilité d’un développement contraire.
Le schéma (simplifié) est le suivant :
Si a donc b
Non non b (car non b est impossible)
Donc a (car a = b)

Le discours est persuasif (non seulement parce qu'il accompagne la vérité mais) parce qu'il ne peut être réfuté. En effet la réfutation ne peut provenir que de la démonstration de non b (contraposition du conditionnel) or non b est déjà démontré impossible. Le raisonnement de la Déesse que l'on pourrait nommer « raisonnement persuasif (ou irréfutable) » doit être complété en posant a. Non pas en commettant une erreur de logique mais parce que l'implication se révèle être une équivalence. Le suivi de l'argumentation amène à une décision (krisis) ou reconnaissance .
Par exemple, le premier argument de l’intemporalité (et non de l’éternité) :
Si il est « maintenant » (a) il n’est pas « à un moment » (b)
Pour lui être « à un moment » (non b) est impossible
Donc il est « maintenant » (a)

Nous verrons plus en détail ce procédé par l’analyse des arguments.

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11 octobre 2006

Fragment VIII

Seconde réfutation


« Il ne reste plus qu’une seule parole celle de la voie <énonçant> : est
Sur cette voie se trouvent des signes fort nombreux, montrant que, étant inengendré il est aussi impérissable, - unique et entier en sa membrure, sans frémissement et sans terme.
Il n’était pas à un moment, ni ne sera <à un moment>, puisqu’il est maintenant tout entier ensemble, un continu.
Quelle origine en effet chercheras-tu pour lui ? Vers où, à partir d’où se serait-il accru ?
Je ne permettrai pas que tu dises qu<’il vient> du non-être, ni que tu le penses ; voici en effet qui n’est pas dicible, qui n’est pas pensable non plus : « n’est pas ».
Quel besoin, d’ailleurs, l’eut poussé, après avoir pris son départ du néant, à naître plus tard, plutôt qu’<à naître> auparavant ?
Aussi faut-il, ou bien qu’il soit entièrement, ou bien qu’il ne soit pas du tout.
La force de la conviction n’admettra pas non plus qu’à aucun moment, de l’être, viennent au jour quelque chose à côté de lui.
C’est pourquoi la Justice, n’ayant point relâché de ses chaînes, n’a concédé, ni de parvenir au jour ni de disparaître, mais elle maintient.
La décision à cet égard repose sur ceci : « est » ou « n’est pas ».
Or, il a été décidé, ainsi que nécessité il y a, de laisser l’une <de ces deux voies> sans la penser et sans la nommer, car ce n’est pas une voie véritable, en sorte que c’est l’autre <voie> qui est et qui est vraie.
Comment pourrait-il être par la suite, lui qui est ? Et comment serait-il venu à l’être ?
Car s’il est venu à l’être, il n’est pas, <il n’est pas> non plus, s’il doit être un jour.Ainsi est éteinte la genèse, éteinte aussi la destruction, disparue sans qu’on en parle.
Il n’est pas non plus divisible, puisque, tout entier, il est semblable <à lui-même>.
Il n’y a pas à un endroit quelque chose de plus, qui l’empêcherait de se tenir uni, ni <à un endroit> quelque chose de moins, au contraire, tout entier il est plein d’être.
Ainsi tout entier est-il continu, car l’être se juxtapose à l’être.
De plus, sans mouvement, dans les bornes de liens énormes, il est sans commencement, sans fin, puisque genèse et destruction tout au loin ont été repoussées et que la conviction vraie les a écartées.
Restant et le même et dans un même <lieu>, il demeure par lui-même et reste ainsi fermement au même endroit.
Car une puissante Nécessité le retient dans les liens d’une limite qui l’enferme de toute parts, aussi est-ce règle établie que ce qui est ne soit pas dépourvu d’achèvement.
En effet il est sans manque ; s’il était sujet au manque, il manquerait de tout.
C’est une même chose que penser, et la pensée <affirmant> : « est ».
Car tu ne trouveras pas le penser sans l’être, dans lequel <le penser> est exprimé.
Rien d’autres en effet, n’est ni ne sera, outre ce qui est, puisque lui, le Destin l’a enchaîné de telle façon qu’il soit entier et qu’il soit sans mouvement.
Seront donc un nom, toutes les choses que les mortels, convaincues qu'elles étaient vraies, ont supposés, venir au jour, et disparaître, être et ne pas être, et aussi changer de place et varié d'éclatante couleur.
De plus, puisqu’il y a une limite extrême, il est de tout côtés achevé, semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité, étant partout également étendu à partir du centre.
Car il est nécessaire qu’il ne soit ni plus grand que quoi que ce soit, ni de quelque façon que ce soit plus petit, ici plutôt que là.
Il n’y a pas en effet de non-être l’empêchant de parvenir à la similitude <avec soi-même>, ni non plus il n’y a d’être tel qu’il y aurait plus d’être ici, moins ailleurs, puisqu’il est, tout entier, à l’abri des atteintes.
Car étant de tout côté égal à lui-même, c’est <de tous côtés> semblablement, qu’il touche à ses limites.
En ce point, je termine mon discours digne de confiance qui s’adresse à toi, ainsi que ma pensée sur la vérité ».

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Fragment VII

Le non parricide de l’Etranger d’Elée


Fragment VII :
« Jamais, en effet, cet énoncé ne sera dompté : des non-êtres sont (einai mè eonta). Mais toi détournes ta pensée de cette voie de recherche.
"Qu'une habitude, née d'expériences multiples, ne t'entraîne pas en cette voie : mouvoir un oeil sans but, une oreille et une langue retentissante d'écho; mais par la raison, décide de la réfutation que j'ai énoncée, réfutation provoquant maintes controverses".

Le dialogue du Sophiste de Platon comporte au nombre de trois les plus anciennes citations du Poème qui nous sont parvenus. Ce fragment en est un. L’Etranger d’Elée (personnage principal du dialogue) commence et termine son discours en disant bien de ne pas le tenir pour parricide. Car ce qu’il va démontrer n’est pas l’existence du non-être en tant que contraire de l’être (ce dont parle Parménide) mais l’altérité. L’Autre, en couple avec le Même, est l’un des cinq genres du Sophiste, avec un second couple, le Mouvement et le Repos, mais aussi l’Etre. L’altérité participe de l’être, ce n’est donc pas le non-être dont il est question ici, et l’être participe en retour de l’altérité, c’est donc un être déterminé (chaque être sera autre qu’un autre) qui n’est pas non plus celui du Poème. Par ailleurs (238c) le compatriote de Parménide affirme clairement que le non-être (contraire de l'être) ne saurait être l’objet d’un discours pas même de celui affirmant qu’il ne saurait être l’objet d’un discours. On ne peut dire qu’il est impensable puisqu’en le disant nous le pensons et le pensons un (car ce que nous pensons ou qui relève du nombre participe à l’être). Le non-être n’est donc pas même un mot puisqu’il ne désigne rien.

La citation va à l’encontre de cela puisqu’elle fait du non-être le sujet d’une proposition et lui donne un nombre et même au pluriel, les non-étant. La voie dont il s’agit est la troisième celle des mortels qui mélangent être et non-être, et dont l’usage à la fois endormi et agité de leur sens leur donne à penser plusieurs choses qui sont ou/et qui ne sont pas. La Déesse semble avoir anticipé l’objection platonicienne par la manière dont elle présente le non-être dans le fragment II. « Ouk esti » est comme « esti » une anomalie grammaticale, un verbe conjugué à la troisième personne de l’indicatif, sans sujet et sans complément mais qui contrairement au « esti » ne fera pas l’objet d’un développement propositionnel. D’ailleurs dire que « le non-être n’est pas » c’est retomber sur la voie de l’être (il n’y a pas de non-être) ou ne rien dire.

Il y a donc deux sortes d’innéfable, l'un à l’origine de la pensée ou du discours (« esti ») et l’autre sans descendance (« ouk esti »). Une sorte d’impensable par excès (car penser et être sont identique) et un autre par défaut. En ajoutant l’altérité du Sophiste nous avons alors les trois types de négations proclusiennes. Pour l’exemple un verre ne contenant pas d’eau peut-être vide (privation d’eau), rempli de vin (autre que de l'eau) ou jeté dans la mer (excès d'eau).

La seconde partie de la citation a déjà été commenté (cf. le troième post sur La lecture du proème à la lumière du dzogchen), si le fragment est bien distribué la réfutation concerne donc l’argument de l’impossibilité du non-être (fragment VI).

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N.B
Si l’on cite le Sophiste il faut aussi citer le Parménide.
Parménide fait de la Déesse le personnage de son Poème, Platon fait de Parménide (surnommé le père de la philosophie) le personnage principal de son dialogue, pour faire un développement ou un commentaire du Poème mais aussi une œuvre originale. Ensuite le dialogue du Parménide (considéré alors comme le plus important du corpus) sera à son tour commenté par les néoplatoniciens jusqu’à la fermeture de l’Académie soit pendant près de 900 ans.
Peut-être en ferons-nous un parallèle avec le Poème lorsque nous aurons terminé la lecture de celui-ci.

Fragment VI

Voilà ce que je t'enjoins de méditer


Fragment VI :
« Il faut dire et penser ceci : l’être est car il est possible d’être, et il n’est pas possible que <soit> ce qui n’est rien. Voilà ce que je t’enjoins de méditer.
« Car de cette première voie de recherche <la mention du non-être> je t’écarte, et ensuite de cette autre aussi, celle que façonnent les mortels, qui ne savent rien, créatures à deux têtes. Car l’impuissance guide dans leur poitrine un esprit égaré ; ils se laissent emporter à la fois sourd et aveugle, bouche bée, foule incapable de décider, pour qui « être » et « ne pas être » sont estimés le même - et non le même, leur chemin à eux tous fait retour sur lui-même »

Nous avons ici la première occurrence de la thèse parménidienne telle qu’on la présente habituellement, l’être est. Le développement de la formulation du « esti » a pu se faire car l’être (« einai ») est possible, on obtient alors « l’étant est » (« eon emmenai »); par contre celle du « ouk esti » ne se fera pas car le non-être n’est pas possible.

L’être est parce qu’il est possible mais aussi parce que son contraire ne l’est pas. (Comme dans une réfutation par l’absurde ou pour effectuer la démonstration d’une thèse il suffit de démontrer l’impossibilité de son contraire). La méditation dont nous enjoint la Déesse est une sorte d’assimilation de la pensée par la réflexion et la contemplation pour provoquer une expérience. En l’occurrence l’expérience du « esti » est corrélative de la découverte de la possibilité de l’être et de l’impossibilité d’être de ce qui n’est pas. Cette découverte est une expérience au-delà de la pensée mais la pensée peut prendre appui sur des arguments pour prendre son envol et se fondre dans l'espace. Pour cela le fragment VIII en donnera davantage.

Ce fragment permet de compléter la présentation des voies (du fragment II) :
(I) « esti » + possibilité + nécessité (ou impossibilité du «ouk esti»)
(II) « ouk esti » + impossibilité + nécessité
Pas de problème pour le « esti » qui est à la fois possible et nécessaire. Par contre la deuxième voie montre clairement son absurdité en ce qu’elle affirme la nécessité d’une chose impossible.

La seconde proposition a déjà été en partie commentée (voir le second post sur le fragment II), nous y reviendrons lors du fragment VIII.

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9 octobre 2006

Fragment III, IV, V

La chasse au dahu


Fragment III :
« C’est en effet une seule et même chose que l’on pense et qui est »
Autre traduction :
« Etre et penser c’est la même chose »
Nous avions suivis la seconde pour la commenter (cf. L’introduction parménidienne). La première est grammaticalement plus improbable mais possible. D’autant plus que son sens est corroboré par d’autres fragments. (Lorsque plusieurs traductions sont possibles et que leur sens ne va pas à l’encontre du texte il n’est pas nécessaire de choisir. C’est ce que pensait Ibn Arabi concernant le Coran et autres textes d’importance.) On ne peut penser ce qui n’est pas, le seul objet du discours ou de la pensée c’est ce qui est. Le parricide (entre guillemets) de Platon dans le Sophiste portera précisément sur la possibilité de dire ce qui n’est pas. En effet rien n’empêche de penser au dahu, cet animal dont les pattes gauches ou droites sont plus courtes et qui de ce fait tourne toujours dans le même sens autour de nos montagnes. Probablement des dahus bouddhiste (tournant dans le sens horaire) et des dahus bönpo (tournant dans l’autre sens). C’est un problème sur lequel nous reviendrons.

Fragment IV :
« Bien que soient absentes, contemples-les comme étant fermement présentes à l’intelligence.
Car l’intelligence ne scindera par l’être de façon à ce qu’il ne s’attache plus à l’être, - qu’il se disperse partout, de tous les côtés dans le monde, ou qu’il se rassemble ».
La place de ce fragment est également arbitraire. On ne sait pas qu’elle est le sujet de la première proposition. Il est à nouveau question du rapport entre l’être et l’intelligence en relation cette fois avec la nature homogène de l’être qui sera affirmée dans le fragment VIII. (Nous y reviendrons donc lors de la lecture de ce fragment).

Fragment V :
« Où que je commence, cela m’est indifférent car je retournerai à ce point à nouveau ».

Idem à propos de l’emplacement de ce fragment. Sans doute une remarque en rapport avec l’argumentation de la Déesse dans le fragment VIII. Nous le comprendrons donc après sa lecture.

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8 octobre 2006

Fragment II (suite 3)

Petite cartographie


Le Poème comporte donc 3 hypothèses :
I) « esti » (« est »)
II) « ouk esti » (« n'est pas »)
III) « esti » et « ouk esti » (« est » et « n'est pas »)
La seconde hypothèse est la contradictoire de la première, la troisième est donc impossible (selon le principe du tiers exclu). Elle résulte de l'ignorance des mortels quant à la nature des deux premières et est constitutive du domaine des apparences. Pour en sortir les mortels doivent donc choisir entre les deux premières. La présentation que fait la Déesse à Parménide de la nature de la première hypothèse conduira alors au rejet de la seconde.

A ces 3 hypothèses correspondent 3 voies :
1) voie conduisant au « esti » (à partir des apparences)
2) voie conduisant au « ouk esti » (à partir des apparences)
3) voie faisant retour sur elle même (dans le domaine des apparences)
Seule la première est une voie véritable. La deuxième ne peut exister car son terme n’existe pas. La troisième est une sorte d’illusion non seulement elle fait retour sur elle-même mais elle tente de mélanger ce qui ne peut se mélanger et dont l’un des deux ingrédients n’existe pas.

Nous avons donc le schéma suivant :
A) « esti »
B) voie conduisant au « esti » (à partir des apparences)
C) « esti » et « ouk esti » = voie qui fait retour sur elle-même
D) « ouk esti » = voie conduisant au « ouk esti »
On peut identifier les deux dernières hypothèses avec leur voie respective puisque dans un cas ni l’une (II) ni l’autre (2) n’existe et dans l’autre cas (III) se réduit à (3) puisque ce n’est pas une voie, ce sont les apparences. C) et D) seront éliminé au fur et mesure d'une progression sur B). Pour finir il ne restera que A) puisqu’à terme B) deviendra inutile.

C’est pourquoi seule la formulation positive fera l’objet d’un développement :
(i) « esti » (prédicat « est »)
(ii) « to eon » (participe substantivé « l’étant »)
(iii) « to eon emmenai » (dédoublement pour former une proposition « l’étant est » et par la suite « il <> est inengendré »).

On peut alors voir trois niveaux de vérités :
1) vérité = « esti »
2) discours vrai sur le « esti » (savoir de la Déesse)
3) discours plus ou moins vraisemblable sur les apparences (opinion des mortels).
Le discours vrai sur les apparences ou sur le « ouk esti » fait partie du discours sur le « esti » (il sera alors négatif). La vérité s’identifiant au « esti » est indicible. Le critère de vérité de 2) est une adéquation au réel et celui de 3) ne peut être que la cohérence du discours.

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6 octobre 2006

Fragment II (suite 2)

La voie du jour et de la nuit


Avant de faire le point pour aborder ensuite la réfutation de la Déesse un petit retour en arrière afin de n'oublier aucune voie.

Dans le proème il est fait mention d’une autre voie, celle du jour et de la nuit. On peut se demander s'il s'agit d'une quatrième ou même d'une cinquième candidate. Ce n'est pas le cas, la voie du jour est la même que celle de la nuit, ce ne sont que les deux parties d’un même objet, délimitées par les portes du jour et de la nuit. Le tronçon nuit amène donc jusqu’à la Justice, qui en détient les clés, et le tronçon jour jusqu’à la rencontre avec la Déesse. On ne sait pas où elle commence. Seulement que les jeunes filles du soleil sont venues chercher l’éléate pour l’y amener alors qu’il allait « aussi loin que puisse parvenir son désir ». On ne sait pas non plus où elle finit. Sur elle se trouve de « nombreuses paroles » ou signes - comme sur la voie du « esti ».

Il faut sans doute la considérer comme faisant partie de la voie du « esti » - car aucune autre n’est possible. Et puisqu’elle conduit au discours ou à la réfutation de la Déesse c’est un sentier d'approche. Une sorte de préliminaire. On peut peut-être le prendre de n’importe où. Comme n’importe quel rayon part de la circonférence et amène au centre. Mais pour quitter l’orbite circulaire de la pseudo voie des mortels il faut à Parménide toute la force de son désir (ainsi que des cavales dociles) et pour trouver le chemin vers le centre, l’aide des jeunes filles enfants du Soleil.

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N.B.
Le dzogchen comporte aussi des préliminaires. On en trouve de deux sortes, les premiers sont communs aux différentes écoles du bouddhisme (guru yoga, refuge, boddhicitta, prosternation, mandala, mantra de Vajrasattva, …) et les seconds propre au dzogchen, comme par exemple les « rushen » (pour séparer l’esprit de la « nature de l’esprit »).

Fragment II (suite 1)

La problématique des voies



(Pour la citation commentée voir le haut du post précédent).

Dans ce passage la Déesse parle de deux voies de recherche celles du « esti » (est) et du « ouk esti » (n’est pas). Chacune d’elle est exprimée avec des modalités : on ne peut choisir le « esti » sans rejeter le « ouk esti » et inversement. Nous sommes en présence d’une disjonction exclusive. Ce qui est sensé car on ne peut cheminer sur deux chemins en même temps.

C’est néanmoins là que se trouve l’erreur des mortels. Dans l’ignorance de ces modalités ils fantasment une troisième voie en mélangeant le « esti » et le « ouk esti » :
« Car de cette première voie de recherche <ouk esti> je t’écarte, et ensuite de cette autre aussi, celle que façonnent les mortels, qui ne savent rien, créatures à deux têtes. Car l’impuissance guide dans leur poitrine un esprit égaré ; ils se laissent emporter à la fois sourd et aveugle, bouche bée, foule incapable de décider, pour qui « être » et « ne pas être » sont estimés le même - et non le même, leur chemin à eux tous fait retour sur lui-même » (Fr. VI, 5-9).
La Déesse pose la question de la définition d’un chemin. Un chemin est ce qui relie un point x à un point y (différent de x) et sur lequel on peut cheminer - car ce n’est pas une simple ligne. Il n'y a donc pas de troisième voie.

Le « esti » est le terme (ou le point y) d’un chemin auquel il donne son nom. Le « ouk esti » semble faire de même pour un second chemin. « Semble » car plus loin :
« Il ne reste donc plus qu’une seule parole, celle de la voie <énonçant> « est » (Fr.VIII, 1-2).
Pourquoi ? Parce que la Déesse nous montrera qu’il n’y a pas de « ouk esti » et donc pas de voie correspondante. Au sens strict (d’une définition) il n’y a donc ni trois ni deux voies mais une seule.

On constate que le mot « esti » (ou une formulation équivalente) se conduit comme le mot « dzogchen ». Il signifie à la fois un enseignement (ou une voie) et un état sur lequel porte et vers lequel conduit l’enseignement.


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N.B.
Ce passage (Fr. VI, 5-9) est donc un quatrième à rajouter (sur la vérité concernant les apparences).
L’habitude qui consiste à se saisir des phénomènes (à les conceptualiser pour les collectionner et fabriquer les apparences) provient donc d’une ignorance concernant les modalités des voies du « esti » et du « ouk esti ». C'est-à-dire d’une méconnaissance de l’Etre.

4 octobre 2006

Fragment II – « Esti »

Une anomalie grammaticale


« Viens donc ; je vais énoncer – et toi, prête l’oreille à ma parole et garde-la bien en toi – quelles sont les voies de recherche, les seules que l’on puisse concevoir.
La première <énonçant> : « est », et aussi : il n’est pas possible de ne pas être, est chemin de persuasion, car la persuasion accompagne la vérité.
L’autre voie <énonçant> : « n’est pas », et aussi : il est nécessaire de ne pas être, celle-là, je te le fais comprendre, est un sentier dont rien ne peut apprendre.
En effet, le non-être, tu ne saurais ni le connaître – car il n’est pas accessible – ni le faire comprendre ».

Avant d’aborder la problématique des voies (leur nombre, leur modalité), penchons-nous sur la formulation.

La Déesse commence sa présentation d’une manière stupéfiante par une anomalie grammaticale : « esti » ou « est ». Le verbe conjugué ne comporte ni sujet (il ne peut y avoir d’ellipse c’est une première formulation) ni complément. On peut choisir un emploi impersonnel pour le traduire : « il est », « il y a » ou « c’est » mais en perdant la simplicité et la force de l’expression. « Esti » sonne comme l’éclair déchirant un ciel chargé de nuages. (Ou comme un « phat » dzogchen coupant net la pensée). Sans oublier que par la suite la formulation fera l’objet d’un développement (ce que ne saurait faire un emploi impersonnel, on ne peut dire « la pluie pleut »). « Esti » retrouvera donc un usage normal dans une fonction existentiel « l’être est » (Fr.6.1), puis copulative « il est impérissable» (Fr.8.1). Le participe fera aussi son apparition comme sujet, en apposition, dans un emploi copulatif et/ou existentiel pour finalement se transformer en substantif en recevant l’article « l’être/l’étant » (Fr.8.32) tout comme l’infinitif.

Pourquoi cette anomalie et ce développement dans les formulations ?
Comme le « esti » est une anomalie dans le discours, le discours est une anomalie dans le « esti ». Le « esti » échappe à la formulation, on ne peut le penser ni le dire. C’est « le cœur sans frémissement de la vérité » que la Déesse annonce dans le proème (1.28). Elle va quand même parler mais ce ne sera pas du « esti » lui-même seulement de notre relation à lui. Pour purifier la conception que l’on peut en avoir jusqu’à laisser tomber tout concept.

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N.B.
La formulation fait penser au «Je suis » du Christ dans l’Evangile de S. Jean :
« Il leur dit : « Je suis » (…) Quand donc il leur dit : « Je suis », ils reculent en arrière et tombent sur le sol ». (18, 5-6, Ed. Belles Lettres).
Ou encore au « Je suis celui qui suis » dans l’Ancien Testament, voix de l’Eternel sortant du buisson ardent en réponse à la question de Moise « Qui es-tu ? ». Nous avons donc les équivalent au niveau formulation : « l’être » (« je suis ») et « l’être est » (« je suis celui qui suis »).

3 octobre 2006

Le lecture du proème à la lumière du dzogchen (suite 2)

Ou comment déchirer le voile des apparences.


"Qu'une habitude, née d'expériences multiples, ne t'entraîne pas en cette voie : mouvoir un oeil sans but, une oreille et une langue retentissante d'écho; mais par la raison, décide de la réfutation que j'ai énoncée, réfutation provoquant maintes controverses". Fragment 7.3-8.1

Ce passage est le troisième et dernier (parmi les fragments retrouvés) se rapportant au discours vrai de la déesse sur les apparences. Car la voie dont il est question est bien celle des mortels. Dans la première citation la Déesse nous dit ce que sont les apparences, une pure réalité nominale ou conceptuelle («Seront donc un nom tout ce que les mortels…»). Elle nous en donne ici la cause : l’habitude qui entraîne les mortels à faire un usage à la fois agité et endormi de leur sens («mouvoir un oeil sans but, une oreille et une langue retentissante d'écho»). Cette habitude (provenant d’une expérience indéfiniment répétée) consiste donc à conceptualiser l’objet sensoriel ou à le saisir, à le collectionner ensuite pour fabriquer le domaine des apparences. Après nous avoir dit le pourquoi elle nous dit comment nous en défaire : «par la raison, décide de la réfutation que j’ai énoncée». Cette décision est donc susceptible d'apporter une détente suffisante pour inverser le processus. Mettant un terme à cette crispation (inconsciente) que constitue la saisie des phénomènes, les apparences ne sont plus qu’une mer sans eau, remplie par la clarté non duelle de l’Etre.

Suivons les conseil de la Déesse et décidons de sa réfutation, qui constitue sa présentation de l'Etre à Parménide, après avoir analyser ses arguments. Ce que nous allons essayer de faire en les lisant (puisque nous ne pouvons malheureusement pas les entendre).

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N.B.
On retrouve cette même détente dans les deux derniers des 6 vers du Vajra (voir post précédent) :
« Abandonnez l'attitude qui s'efforce de saisir / Et demeurez dans la spontanéité, laissant toute chose dans leur état naturel ».

Pour s’amuser voici les 4 nobles vérités de la Déesse :
Vérité des apparences (pour les mortels)
Origine des apparences (saisie ou conceptualisation des phénomènes)
Cessation des apparences (expérience non duelle de l’Etre)
Chemin de la cessation des apparences (décision à propos de son argumentation)

2 octobre 2006

La lecture du proème à la lumière du dzogchen (suite 1)

"Seront donc un nom tout ce que les mortels..."


Pour en revenir à la citation précédente (en fin de post), les apparences n’ont donc qu’une réalité nominale ou conceptuelle. Non seulement les objets de notre pensée mais aussi de nos perceptions. Comment faut-il l’entendre ? Existe-t-il quelque chose à partir de quoi les mortels fabriquent les apparences en appliquant leurs concepts ? Et si oui qu’est-ce que c’est ?

Un peu plus loin dans le fragment commence le discours sur l’opinions des mortels :
"Les mortels ont en effet pris la décision de nommer deux formes, dont nommer une, il ne le faut, c'est en quoi ils ont erré". Ils ont séparé [les deux formes]..." (fr. 8, 54-55).
La Déesse ne veut pas dire qu'il faut garder l'une de ses deux formes (le feu ou la nuit) et rejeter l'autre. L'erreur des mortels consiste dans la séparation ou dans la dualité. Elle nous renvoie donc au discours précédent portant sur l’Etre.

Autrement dit tout se réduit à l’Etre. Les apparences aussi. Telles qu’elles nous apparaissent elles n’ont de réalité que nominales. Mais si nous pouvions les débarrassés de nos concept nous trouverions l’Etre.

Le dzogchen confirme cette manière de voir :
"La variété des phénomènes est non duelle / Et dans leur multiplicité même, les phénomènes individuels, sont dénués d'élaborations conceptuelles / N'allez donc pas penser "c'est ceci ou c'est cela" / Les apparences dans leur totalité sont toutes ultimement bonnes / Abandonnez l'attitude qui s'efforce de saisir / Et demeurez dans la spontanéité, laissant toute chose dans leur état naturel"
Les Six Vers du Vajra (trad. Philippe Cornu dans "La liberté naturelle de l'esprit" de Longchenpa, Seuil, 1994, p.126).
Ce texte remontant à Garab Dorje, est le premier texte dzogchen à avoir été introduit au Tibet par Vairocana.

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