30 octobre 2006

Fragment VIII (suite 14)

Les liaisons sans danger entre l'être et la pensée (suite)


(Pour la citation commentée voir le post précédent.)
Le penser dont il s'agit est une sorte de voir ou de reconnaître, ce n'est pas l'acte d'une pensée discursive, en effet le verbe utilisé (noèin) comporte, déjà dans des occurrences homériques, des acceptions liées à la sensation précisément pour montrer cet aspect d'appréhension immédiate. Ce voir (ou cette intuition intellectuelle) explique pourquoi le non-être ne se laisse pas penser mais seulement la voie du non-être dans son rapport à celle de l'être (la première décision). Aucune connaissance (gignesthai) ne peut donc provenir de la seule voie du non-être ou du non-être lui-même.

Les signes (sèmata) de l'être sont de deux sortes : positifs et négatifs. Nous avions vu que nous pouvions réduire les premiers au caractère de l'un (simplicité et unicité) et les seconds au différents types de changement (dans le temps, l'espace ou la composition). Les noms des apparences sont en miroir par rapport aux signes de l'être. Les signes négatifs de l'être deviennent les noms positifs des apparences autrement dit les apparences changent sans cesse. Du fait de ce positionnement en miroir on peut se demander si les noms des apparences ne peuvent pas devenir les signes de l'être. Si oui à quelles conditions ?

Les signes positifs semblent avoir un statut différent des négatifs car ils proviennent directement de la double décision de la Déesse et permettent aussi de résoudre les démonstrations (notamment implicites) concernant les signes négatifs. Paradoxalement cette démonstration n'est pas simplement l'acte d'un raisonnement puisqu'elle fait constamment appel au voir. La double décision qui est le point central de toutes les démonstrations ne se comprend pas avec la seule pensée discursive. Le voir est donc à l'origine et à la fin de la démonstration, mais l'accompagne aussi tout du long. Les caractères positifs qui en découlent directement semblent faire l'interface entre le voir et la démonstration.
Un signe est là pour indiquer un chemin, en l'occurrence celui de l'être. Mais pour cela il faut d'abord le prendre pour ce qu'il est, un signe et un signe de l'être. C'est pourquoi il fait d'abord l'objet d'une démonstration pour qu'ensuite la pensée puisse prendre appui et se déployer vers l'être. Cet envol est une sorte d'assimilation, la pensée ou le voir s'assimile à son objet au fur et à mesure de son rapprochement. Et ce, jusqu'à lui devenir identique.
Rien n'empêche alors de cumuler les deux lectures syntaxiques possibles du fragment III :
1) « Etre et penser c’est la même chose »
2) « C’est en effet une seule et même chose que l’on pense et qui est »
La première lecture (la plus évidente) montre une identité sans concession entre être et penser. Le voir n'est plus que la clarté de l'être. La seconde lecture signifie seulement que l'être est l'objet de la pensée.
La citation présente (voir le post précédent) peut alors se comprendre selon ces deux lectures :
« C’est une même chose que penser, et la pensée : « est ».
Car tu ne trouveras pas le penser sans l’être, dans lequel est exprimé. »
L'acte de penser ou de voir se réduit à la seule pensée ou vue de l'être, car ce voir ne s'effectue pas en dehors de l'être.

C'est donc un non-sens de vouloir réduire l'être au penser ou le penser à l'être et de faire de Parménide le tenant d'un réalisme ou d'un idéalisme futur. Cette non dualité entre l'être et le penser montre seulement cette non dualité. La thèse parménidienne est cette non dualité ou la non-dualité (car il ne saurait en avoir plusieurs). Tout le montre et le démontre. Depuis l'anomalie grammaticale (qui refuse la dualité du discours), en passant par, et en revenant sans cesse à, la double décision (qui exclu une troisième puis une deuxième voie), et dans chacun des arguments (le montrant d'une simplicité et d'une unicité absolue). Autre paradoxe et non des moindres, l'être qui est le seul objet de la pensée ou du discours se révèle en lui-même aussi impensable et indicible que le non-être. Il ne se laisse penser ou voir que provisoirement sur la voie qui mène à lui. Au contraire, aucun chemin ne mène au non-être par défaut (et non plus par excès).

Entre l'être et le non-être, les apparences illusoires. Les noms des apparences ne sont pas des signes en ce sens qu'ils ne désignent pas autre chose. Ce sont quand même des noms puisqu'ils désignent quelque chose (alors que le nom du non-être n'en est pas un puisqu'il ne désigne rien). Ces noms se désignent donc eux-mêmes. Et c'est précisément cette auto-désignation qui constitue le monde illusoire des apparences. C'est donc une voie qui fait retour sur elle-même. La pensée (discursive) tourne en rond dans une ronde infernale. Mais en reconnaissant comme dans un miroir les signes de l'être, la pensée peut échapper à ce piège mortel et chaque nom peut devenir un signe. Une feuille morte qui tombe peut ainsi devenir le signe ou la manifestation de l'être.

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