Une anomalie grammaticale
« Viens donc ; je vais énoncer – et toi, prête l’oreille à ma parole et garde-la bien en toi – quelles sont les voies de recherche, les seules que l’on puisse concevoir.
La première <énonçant> : « est », et aussi : il n’est pas possible de ne pas être, est chemin de persuasion, car la persuasion accompagne la vérité.
L’autre voie <énonçant> : « n’est pas », et aussi : il est nécessaire de ne pas être, celle-là, je te le fais comprendre, est un sentier dont rien ne peut apprendre.
En effet, le non-être, tu ne saurais ni le connaître – car il n’est pas accessible – ni le faire comprendre ».
Avant d’aborder la problématique des voies (leur nombre, leur modalité), penchons-nous sur la formulation.
La Déesse commence sa présentation d’une manière stupéfiante par une anomalie grammaticale : « esti » ou « est ». Le verbe conjugué ne comporte ni sujet (il ne peut y avoir d’ellipse c’est une première formulation) ni complément. On peut choisir un emploi impersonnel pour le traduire : « il est », « il y a » ou « c’est » mais en perdant la simplicité et la force de l’expression. « Esti » sonne comme l’éclair déchirant un ciel chargé de nuages. (Ou comme un « phat » dzogchen coupant net la pensée). Sans oublier que par la suite la formulation fera l’objet d’un développement (ce que ne saurait faire un emploi impersonnel, on ne peut dire « la pluie pleut »). « Esti » retrouvera donc un usage normal dans une fonction existentiel « l’être est » (Fr.6.1), puis copulative « il est impérissable» (Fr.8.1). Le participe fera aussi son apparition comme sujet, en apposition, dans un emploi copulatif et/ou existentiel pour finalement se transformer en substantif en recevant l’article « l’être/l’étant » (Fr.8.32) tout comme l’infinitif.
Pourquoi cette anomalie et ce développement dans les formulations ?
Comme le « esti » est une anomalie dans le discours, le discours est une anomalie dans le « esti ». Le « esti » échappe à la formulation, on ne peut le penser ni le dire. C’est « le cœur sans frémissement de la vérité » que la Déesse annonce dans le proème (1.28). Elle va quand même parler mais ce ne sera pas du « esti » lui-même seulement de notre relation à lui. Pour purifier la conception que l’on peut en avoir jusqu’à laisser tomber tout concept.
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N.B.
La formulation fait penser au «Je suis » du Christ dans l’Evangile de S. Jean :
« Il leur dit : « Je suis » (…) Quand donc il leur dit : « Je suis », ils reculent en arrière et tombent sur le sol ». (18, 5-6, Ed. Belles Lettres).
Ou encore au « Je suis celui qui suis » dans l’Ancien Testament, voix de l’Eternel sortant du buisson ardent en réponse à la question de Moise « Qui es-tu ? ». Nous avons donc les équivalent au niveau formulation : « l’être » (« je suis ») et « l’être est » (« je suis celui qui suis »).